Compétition Impact

Les raisins de la misère : lumière aveuglante sur les petites mains des Grands Crus

Sans concession, Ixchel Delaporte et Olivier Toscer dressent un constat glaçant sur les conditions de travail dans les vignes du Bordelais. Les raisins de la misère, un documentaire à consommer sans modération.

On sort de la projection avec la gueule de bois. Et avec une question qui nous taraude : comment choisir son vin, à présent ? Car il est difficile de rester insensible au diagnostic d’Ixchel Delaporte et d’Olivier Toscer. Celui de la précarisation accrue des travailleurs aux destins parfois tragiques, face à la toute-puissance des exploitants. L’esclavage des temps modernes est endémique à l’industrie du vin, de la vinasse aux Grands Crus.

Au départ, Ixchel Delaporte voulait simplement explorer les réalités du « couloir de la pauvreté », une zone précisément délimitée, partant du Médoc, longeant la Garonne et la Dordogne et se refermant à Marmande. Un territoire sur lequel 60 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Mais arrivée sur place, la journaliste est frappée par les belles vignes et les châteaux, concentrés à proximité des domaines prisés par le tourisme viticole. Elle fait alors le lien : la cartographie de la pauvreté se superpose à la carte des Grands Crus. Il faut donc comprendre, faire révéler. Elle signe d’abord une enquête, Les raisins de la misère en 2018, aux éditions du Rouergue. Trois ans plus tard, elle coréalise avec Olivier Toscer le reportage, pour mettre en lumière la face encore cachée des Grands Crus du Bordelais.

« On les traite comme des moins que rien »

Face-caméra, les ouvriers viticoles racontent. Leur histoire, notamment, dans l’Histoire des vignobles du Bordelais. Une histoire familiale, souvent. Parfois dramatique. Précaire, tout le temps. Ils analysent les évolutions des conditions de travail, l’effritement du lien social entre travailleurs et exploitants à l’aune du rachat des domaines par les grands groupes de luxe. Leur sentiment d’être interchangeables, sans cesse mis en balance face à la réserve de main-d’œuvre d’origine portugaise, espagnole, roumaine ou maghrébine. Dans le Médoc, il manque 1 700 logements pour les accueillir ; la plupart sont contraints à poser leurs tentes, camions, ou caravanes dans des déchetteries. « On les traite comme des moins que rien », déplore un exploitant. Comme une fatalité

Aussi, ils décrivent leur expérience de la course à la rentabilité. « Il faut se dépêcher d’aller aux toilettes, sinon le temps nous est décompté sur notre fiche de paie », affirme dans le documentaire Marie-Lys Bibeyran, saisonnière et lanceuse d’alerte contre les pesticides dans les vignes. Cette dernière a d’ailleurs connu les dérives de ce modèle productif dans sa propre chair. Son frère, travailleur dans les vignes, est mort en dix mois, d’un cancer foudroyant. La faute aux pesticides, semblerait-il. Mais qu’importe, le constat de certains ouvriers est glaçant : « Quand on est pauvre on est pauvre. On fait le sale boulot, et on est mal payé ».

L’étiquette de la France à l’étranger

La caméra quitte parfois les déchetteries du Médoc et les banlieues ouvrières de Castillon-la-Bataille pour pénétrer les châteaux. Le luxe se fond dans les intérieurs. Le contraste est frappant. Langues déliées, les maîtres de domaines expliquent avec fierté le sel de leur production, les clés du succès de l’étiquette française à l’étranger. Le malheur des uns ferait le bonheur des autres… Les vignobles sont exonérés d’impôt sur les sociétés.

Cette projection donne mal à la tête, et au ventre. Et la gueule de bois ne passera pas avec une aspirine. Car l’ivresse a un coût social, plus que jamais. Une note d’espoir demeure, néanmoins : les portraits de ces petites mains de la lutte. De ceux qui travaillent à rendre visible ces parts d’ombres de la production de nos fleurons viticoles. Marie-Lys Bibeyran, activiste et lanceuse d’alerte sur les dangers sanitaires et sociaux de la production viticole. Hélène Delmouty, militante pour les conditions des travailleurs saisonniers étrangers. « Nom de Dieu, une personne bien décidée peut donner du fil à retordre à un tas de gens », écrivait Steinbeck dans son célèbre livre.

Mattias Corrasco

Les raisins de la misère. France 2021. 54 min. Ixchel Delaporte et Olivier Toscer

0 comments on “Les raisins de la misère : lumière aveuglante sur les petites mains des Grands Crus

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :