Correspondant pour les médias francophones depuis plusieurs années à Kiev, Stéphane Siohan est aussi producteur du documentaire Home Games en compétition au Fipadoc 2019. Entretien autour de cette double casquette, ses avantages et ses difficultés.
Pour commencer, auprès de qui travaillez-vous en tant que correspondant ?
Je suis journaliste depuis une quinzaine d’années, à Kiev depuis cinq ans. Auparavant, j’ai travaillé à Paris, en tant que reporter, mais aussi durant trois ans en Roumanie. Mon arrivée à Kiev s’est faite un peu par hasard, j’y étais en 2014 quand la révolution a éclaté, je n’avais pas prévu de m’y installer, mais au vu de l’actualité, je suis resté.
Actuellement, je travaille pour le Figaro, le Temps en Suisse et le Soir en Belgique. Je suis également le n°2 pour RFI, lorsque leur correspondant principal est absent. Ponctuellement, s’il y a une grosse actualité en Ukraine, d’autres rédactions font appel à moi, comme RTL, Radio Canada, M6, Sud-Ouest… Ça reste une capitale qui n’est pas Moscou, Londres ou Washington, donc on travaille plutôt à la pige. J’écris aussi parfois pour des magazines comme Pèlerin, ou même Phosphore, ça reste des articles sur un sujet précis lorsque l’actualité le justifie.
C’est très rare que je sois fixeur, c’est-à-dire que j’aide des journalistes étrangers à préparer leur reportage avant d’arriver en Ukraine. Ça m’est arrivé par le passé, mais aujourd’hui, pratiquement plus. Je préfère vendre à des magazines des projets de reportage et des articles de suivi de l’actualité aux quotidiens.
À quel moment avez-vous choisi de vous tourner vers le documentaire ?
J’ai commencé à aller vers les écritures documentaires en 2010. J’essayais de faire des reportages longs, avec un photographe, Matthieu Sartre. On avait un sentiment de frustration. Lorsqu’on fait un reportage télé, il y a des formats à respecter, peu d’investissement. Donc on a décidé de se lancer vers les écritures interactives. Ensemble on a réalisé Gol!, un web documentaire de 12 épisodes pour Le Monde et Arte web. On était en 2012 et l’Ukraine coorganisait l’Euro de football. C’était la première fois depuis les Jeux olympiques de Moscou qu’un pays de l’ex-URSS accueillait un événement de cette ampleur. Ainsi, on s’est interrogé sur la place de l’Ukraine, politiquement à l’est, sportivement à l’ouest. Le football était notre toile de fond pour évoquer la place si particulière de ce pays dans la géopolitique.
Depuis quelques années, vous êtes passé à la production, comment en êtes-vous venu à produire Home Games ?
Ma première production remonte à 2013, elle s’appelait Kinshasa FM et évoquait le quotidien des journalistes en République démocratique du Congo. C’était un tout petit budget, mais cela nous a permis d’envisager des formats différents. J’ai dû faire une pause dans l’écriture documentaire de 2013 à 2016. Il y avait trop d’événements à couvrir en Ukraine pour écrire en parallèle. Mais je savais que lorsque la situation se calmerait, je reviendrais vers ces formats documentaires, en tant qu’auteur.
C’est à cette période que j’ai rencontré de nombreux documentaristes ukrainiens, dont Alisa Kovalenko, réalisatrice de Home Games. La révolution, la Crimée, le Donbass ont recréé le cinéma ukrainien. Cela a donné un nouveau souffle, généré des dizaines de projets, d’histoires à raconter. Les Ukrainiens filmaient de manière compulsive tout ce qu’il se passait, pour documenter les événements au sens propre du terme, pour laisser une trace.
Début 2016, j’ai dû temporairement arrêter de travailler. Mais Alisa Kovalenko m’a parlé de son projet documentaire, elle venait de commencer le tournage de Home Games. J’avais alors le temps de me consacrer à un projet long, du moins d’envisager de travailler autour. Alisa avait remporté une bourse du journal The Guardian, mais pour cela, ils avaient besoin d’un producteur. Ils connaissaient mes anciens reportages et m’ont demandé de monter un partenariat avec des cofinancements ukrainiens et européens. Ils croyaient vraiment au film, à son message. C’est comme cela qu’est née East Roads Films, ma société de production, au printemps 2016.
Mon idée était de créer une société française qui soutienne le documentaire d’auteur ou des écritures audiovisuelles et web de qualité avec un focus sur les périphéries du continent européen, en plein bouleversement. J’avais envie de créer un pont entre les créateurs de l’est et du reste de l’Europe. Il faut offrir la possibilité aux réalisateurs ukrainiens d’avoir leur mot à dire et d’être vus en Europe. Éventuellement, ça me permettra aussi de revenir à l’écriture documentaire. Home Games a été un véritable terrain d’expérimentation. On a fait travailler ensemble des gens très différents du cinéma, du documentaire, avec des cultures différentes.

En étant journaliste et producteur à la fois, comment avez-vous abordé les choix de la réalisatrice ?
Ça dépend des gens. Je n’ai pas d’école de production ou de cinéma. J’ai appris sur le tas, ma seule est expérience est celle des documentaires que j’ai réalisés. Quand je me retrouve face à Alisa Kovalenko qui a fait des études dans les plus grandes écoles de cinéma d’Ukraine et de Pologne, je ne me sens pas légitime pour lui dire « il faut tout changer ». Évidemment, je donne mon avis, je fais de propositions, mais Home Games, cela reste son film, elle doit avoir cette liberté. Il y a des producteurs beaucoup plus dirigistes, mais je ne voulais vraiment pas aller dans cette voie-là.
Je suis journaliste et vendre un sujet à un rédacteur en chef, je fais ça tous les jours. Vendre un projet de documentaire, c’est un peu la même mécanique, et c’est davantage à ce niveau que je suis intervenu. C’est là où je pouvais aider Alisa Kovalenko, l’accompagnement en termes de financement, logistique, organisation, rencontre des participants au projet.
Les Ukrainiens en général ont du mal à traduire leurs histoires en termes universels, à l’expliquer en quelques secondes au travers de référentiels qui parlent à d’autres cultures. Mon travail était donc d’accompagner le projet, l’histoire locale d’une fille qui fait du football en banlieue de Kiev, pour qu’elle parle à différents publics. J’ai aidé Alisa à mettre en forme l’histoire, à l’expliquer aux autres.
Au quotidien, vous avez donc une double casquette, comment articulez-vous ces deux métiers ?
Ce n’est pas évident. Il faut une énorme discipline pour passer de l’un à l’autre très rapidement, parfois dans la même journée. La charge de travail est immense. J’avais toujours la peur panique que la guerre reparte de manière forte. J’aurais eu beaucoup de mal à tout gérer. Les journées sont beaucoup plus longues. Par exemple, certaines semaines, je suis reporter à plein temps, au vu de l’actualité intense en Ukraine. Mais le travail de production ne s’arrête pas. Donc il faut être capable de travailler le soir sur des dossiers de financement, de la paperasse de production, jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Les dates limites pour rendre des dossiers sont inflexibles et on ne peut pas se permettre de passer à côté d’une subvention.
Mais je trouve l’articulation journalisme/production très intéressante. Ce sont deux métiers qui se nourrissent, dont l’échange de regards nourrit la pratique. Être reporter donne des réflexes pour la production. Ce ne sont pas des métiers à opposer, bien au contraire. Il y a des passerelles. Je crois aux formes hybrides. C’est ce que nous avons proposé pour Home Games, avec la version de 18 minutes pour The Guardian, à mi-chemin entre le reportage journalistique et le documentaire. Ces deux métiers peuvent se parler au travers de plateformes nouvelles. C’est mon premier long-métrage donc j’y suis allé de manière humble, j’ai encore plein de choses à apprendre. De festivals en ateliers, j’ai appris à être producteur.
Home Games dépeint une histoire universelle, familiale, au travers d’un sport universel, le football. Déjà diffusé en format 18 minutes sur Explicite en France, envisagez-vous une diffusion du long-métrage ?
Nous voulons vraiment offrir cette opportunité. D’une part, parce que je suis Français, donc j’ai envie de montrer ce film dans les pays francophones, mais également, avec la Coupe du monde féminine de football qui se tiendra en France cette année. Cela va être un grand coup de projecteur sur le football féminin et nous avons envie d’offrir la possibilité aux gens de découvrir l’histoire d’Alina, que ce soit à la télévision, ou dans des cinémas indépendants.
Propos recueillis par Marianne Chenou
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